Arrête de mourir !
Comment peut-on arrêter la course folle, celle qui s’empare du cerveau d’une mère devenue autre. Quelle autre ? Une autre.
- « J’aimerais mieux que tu crèves avant d’oublier mon nom », dit-il.
Il, c’est lui : Samuel. 17 ans, ancré dans ses pulsions de vie qui le dépassent et lui font embrasser un nouveau monde, celui des rapports amoureux.
Mais ses pulsions là semblent encore bien en deçà de celles qu’ils éprouvent à l’égard de sa mère.
Celles-ci sont d’une violence inouïe pour dire le désespoir face à une mère qui semble sombrer dans la folie.
« Folle à Nevers » disait Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour pour dire l’enfermement et le désespoir amoureux.
Ici, il est question aussi d’enfermement mais d’un tout autre ordre : celui d’une femme qui perd ses repères, résiste et pourtant brûle de l’intérieur et inéluctablement se consume …
Samuel la voit « la gueule béante devant la machine à laver » et c’est le temps de l’épouvante : « Du trou noir de sa bouche surgissent encore, comme des rats noirs, des mots violents, vulgaires, obscènes. Des mots qu’elle n’a jamais dits avec une voix qu’elle n’a jamais eue. » Le temps de la sidération.
- Qu’est-elle devenue ?
Tout est perte de repères : sa mère qui ne sait plus, ne se rappelle plus ; Samuel qui ne trouve plus en sa mère, la mère qu’il a toujours eue.
- On m’a juste enlevé ma mère.
Et pourtant Samuel a besoin de sa mère, celle d’avant, et non « cette agitée du bocal, de cette inconnue complètement jetée, bourrée de haine comme un tonneau d’explosifs ».
Il ne comprend pas. Sa déraison est abandon. Lui qui a encore tant besoin d’elle, et l’appelle.
- Tu n’as pas fini ton boulot de mère. Trop tôt.
Oui, il la veut comme avant.
C’est un cri de douleur, de désespoir pour retenir le temps d’avant, pour ne pas la voir s’enliser dans la maladie, s’éloigner de lui.
- Tu t’éloignes, en abandonnant ton corps comme une dépouille vivante que tu n’habites plus.
Il voit sa mère se dégrader, oublier, ne plus savoir ce qu’elle fait, qui elle est. Devant lui. L’insupportable est cette réalité à laquelle il doit se confronter. Oui, la maladie d’Alzheimer est entrée en elle, la déposséder de ce qu’elle était avant, du temps ou elle régnait sur son royaume : la maison, les enfants, le boulot.
Désormais il y a l’avant et l’après, ce maintenant à gérer, sans comparer. Il faut faire avec le temps présent, le temps de l’instant, de l’amour d’un fils pour sa mère plus que jamais vivante, aimante, différente. Car l’amour n’est pas mort, il est « juste enfoui ». Et c’est en entendant sa mère prononcer son nom, le nom qu’elle seule lui donnait que Samuel reprend vie, comprend que cet amour ne pourra s’effacer. Jamais.
- Appelle-moi Samy jusqu’au bout et je tiendrai le coup.
Oui, Samy, on le pressent, tiendra, il reprendra le flambeau de la mémoire maternelle, il fera tout pour elle. Il lui donnera des ailes.
« L’arbre ne bouge pas. Il peut pleuvoir, neiger, venter, l’arbre supporte tout en silence, il endure les saisons. Comme lui, tu ne bougeras plus de cette place. Toi à cette place Et moi pour me souvenir De tout. Arrête de mourir Je serai ta mémoire Comme tu es vis. »
Un livre lu d’une traite. Un hymne à l’amour filial qui est force de vie. A lire avec ses tripes, son cœur, en beauté de larmes et de mots soulignés avec la vivacité d’un phrasé qui nous entraîne bien au-delà de la maladie. Sur le sens même de la vie.
Arrête de mourir de Irène Cohen-Janca d’une seule voix Actes Sud Junior